2 ans auparavant, Tycho

Claire avait suivi les conseils de Morgan, elle s'était habillée avec ce qu'elle possédait de plus confortable. Elle avait vérifié que son petit sac ne dépassait pas les trois kilogrammes fatidiques. Ensuite, elle avait confié sa fille à la nounou et avait sauté dans un taxi. Elle arriva très en avance. Le hall de l'astroport était presque vide, elle fut enregistrée en deux minutes. Elle acquiesça avec une hésitation qu'elle espéra imputable à l'heure très matinale à l'annonce par l'hôtesse de son nom d'emprunt. Un service de l'ASI à Genève dont Claire avait ignoré l'existence avait fourni de vrais-faux documents avec une célérité et une efficacité qui avait laissé Claire mal à l'aise. Elle arriva première en salle d'embarquement, et elle attendit, nerveuse. L'apparition de Morgan la rassura. Celle-ci vint s'asseoir à côté d'elle de sa démarche souple qui faisait onduler gracieusement sa silhouette longiligne. Elle lui posa une main sur le genou et lui fit un grand sourire. Elle se pencha pour lui faire la bise, lui dit de sa voix la plus chaude qu'elle sentait bon et que son ensemble lui allait à ravir. Sur le coup, Claire se demanda si cette attitude ne relevait pas des premiers pas d'une manœuvre de séduction, mais elle écarta cette hypothèse avec une pointe d'autodérision. Il était bien prétentieux de sa part de penser que Morgan pouvait la trouver à son goût. Cela révélait aussi sans doute une résurgence de ces craintes dans lesquelles s'enracine l'intolérance ordinaire. Elle conclut que c'était une bonne idée de jouer les copines, puisqu'elles devaient voyager incognito ensemble jusqu'à la Lune. Elles papotèrent comme des amies de longue date. Morgan lui demanda des nouvelles de sa fille, elle lui rendit la pareille. Elles se mirent à échanger des banalités sur ce qui leur tenait le plus à cœur. Après quelques minutes, Claire se rendit compte qu'elle se sentait déjà moins nerveuse, qu'elle s'était laissée prendre au jeu. Une douce voix féminine susurra dans la salle d'attente : « Vol 851 à destination de la station orbitale numéro un, embarquement immédiat en porte 6. Correspondance pour Tycho. Veuillez préparer vos documents et éteindre vos appareils électroniques portables. » Il fallait abandonner les chaussures dans le tunnel d'embarquement avant le contrôle de sécurité. Afin de pouvoir mieux l'imiter, Claire observa Morgan qui mettait ses chaussures dans le sac en papier, préparait ses documents, les mettait dans une main, hissait son petit bagage à son autre épaule et se dirigeait calmement vers la porte. On leur échangea leurs chaussures contre de petites bottes qui ressemblaient à de grosses chaussettes sans talon. Cependant, la fibre accrochait à la moquette et l'hôtesse passait dessus un pistolet à air chaud qui leur faisait mémoriser la forme du pied. Ensuite, on leur fit enfiler une combinaison intégrale, y compris une étrange capuche. Il n'y avait que quelques tailles et les hôtesses les ajustaient expertement en tirant sur des sangles intégrées dans la coupe. Cependant, le résultat final restait à la limite du grotesque. Claire fit une grimace à Morgan et celle-ci lui répondit par un haussement de sourcil avec un sourire qui en disait long. Claire ralentit dans la passerelle transparente pour contempler la navette, qui semblait presque petite, perchée sur le dos de son avion porteur, gros comme un A380, équipée de ces étranges réacteurs supplémentaires spéciaux pour les vols dans la stratosphère. Morgan lui fit un regard que Claire n'eut aucun mal à interpréter : Morgan faisait parti du petit nombre de personnes qui savaient très intimement ce dont ces machines étaient capables... Et c'était très réconfortant. L'intérieur du StarWanderer était minuscule. Morgan lui donna la place près du petit hublot, lui montra comment se sangler dans le harnais à cinq points. Les hôtesses passèrent ranger et sangler les sacs dans les coffres, vérifier les harnais. Il fallait leur montrer qu'on avait les mains et la bouche vides, comme des petits enfants à la maternelle. Puis elles débarquèrent. Le décollage n'était pas très différent de celui d'un avion, à l'exception de la longueur du roulage, et du faible niveau de bruit et de vibration. Par contre, la montée à forte pente qui s'en suivit semblait interminable. Ils traversèrent des nuages épars. Morgan qui regardait par dessus l'épaule de Claire lui pointa quelques détails au sol. Après de longues minutes, le ciel se mit à devenir de plus en plus foncé et, alors que l'assiette redevenait horizontale, les moteurs de la navette furent démarrés, créant une vibration sensible, mais ils n'étaient encore qu'en veilleuse. Le pilote annonça la séparation du porteur avec un compte à rebours de cinq secondes. Il y eut une secousse perceptible et, pour quelques instants, on put sentir la navette qui décélérait un peu, tandis que Claire apercevait l'énorme porteur qui plongeait vertigineusement en dessous d'eux. Ensuite, le régime des moteurs se mit à enfler, sans que le phénomène semble avoir de limite, et l'accélération devint de plus en plus forte. Alors, avec une impulsion énorme, les propulseurs d'appoint se joignirent au concert. Claire, le cœur battant, se sentit plaquée en arrière contre le dossier de son siège, car la navette se cabra vigoureusement. La vibration des moteurs était devenue assourdissante, stupéfiante de violence pure, comme si un démon doté d'une colère inextinguible avait pris la navette dans sa gueule et la secouait. L'accélération était si forte que Claire sentit qu'elle avait de réelles difficultés à respirer. Bientôt, le ciel s'assombrit et des étoiles apparurent, puis la navette passa majestueusement sur le dos et Claire découvrit, émerveillée, la terre bleue et blanche, ocre et verte aussi, dont on percevait déjà la courbure. Stupéfaite, elle se rendit compte qu'elle ne se sentait même pas assise la tête en bas tant l'accélération vers l'avant était forte. Elle regarda Morgan, qui lui sourit, lui fit un signe de la main, le pouce en l'air, puis un signe de Vé. Comment faisait-elle pour bouger ? Il y eut une nouvelle secousse et l'accélération devint plus facile à supporter tandis que le pilote annonçait la séparation des propulseurs auxiliaires. Puis, peu après, le pilote annonça le largage des réservoirs supplémentaires. Du coup, l'accélération redevint plus forte. Il faisait nuit, et les étoiles étaient bien visibles, mais elles ne scintillaient pas. Claire, à qui on avait décrit ce phénomène, mais qui n'y avait jamais assisté, écarquilla et cligna ses yeux quelques secondes. Sur la cloison devant eux, de gros chiffres rouges indiquaient la vitesse en kilomètres par seconde, Claire observa le compteur qui passait la limite de la dizaine et continuait à grimper. D'un coup, les moteurs se turent. Alors, tandis que quelques passagers émettaient des cris de liesse, Claire sentit aussitôt, avec le flottement de ses organes, qu'elle faisait partie de cette portion de la population à qui l'apesanteur ne réussissait pas. Elle s'agrippa à son fauteuil comme un chat qui sort ses griffes et jeta un regard de panique à Morgan qui lui sourit, commença à lui parler doucement, à lui dire que ce n'était rien, que cela allait passer. Morgan lui répéta trois fois qu'il fallait qu'elle respire calmement. Claire prit alors conscience qu'elle haletait comme une parturiente. Elle ferma les yeux. C'était pire. Elle les rouvrit. Elle tâcha de reprendre un peu de contrôle sur elle-même. Morgan vint lui éponger le visage et Claire découvrit alors qu'elle transpirait à grosses gouttes. Elle se sentit gênée. Elle se dit qu'elle allait passer pour une idiote, mais elle se sentait très mal, comme une nausée irrépressible, un nœud douloureux dans le ventre. Pour compléter le tableau, elle était très angoissée par cette impression de chute qui ne voulait pas disparaître. En fait, elle avait l'intuition d'une catastrophe approchante, et elle avait beau se dire que c'était faux, rien n'y faisait. Ce n'était qu'un automatisme de son cerveau abusé qui tirait le signal d'alarme de préparation à un impact imminent sur une trajectoire, qui, justement, n'en produirait pas. Le pilote passa, il vit qu'elle était entre les mains de Morgan et lui dit deux phrases rassurantes avant de flotter vers les autres passagers. Le calvaire de Claire dura une bonne demi-heure. Morgan l'avait démaillotée comme un bébé de sa combinaison avant de la re-sangler dans son fauteuil. Elle se mit à lui masser les mains, sans cesser de lui parler doucement. Elle alla chercher une poche d'eau glacée, lui montra comment boire en suçant sur un embout qu'il fallait mordre pour l'ouvrir. Enfin, Morgan se positionna en flottant, face à elle, et lui prenant le cou à deux mains, elle lui massa la nuque en lui murmurant : « Ça va aller. Respire calmement. Ça arrive très souvent la première fois. Ça va passer. Il faut juste que tu dises à tes réflexes qu'ils se trompent. Maintenant, répète après moi : tout va bien. » Claire obéit timidement. Elle se sentit un peu mieux, alors elle dit à nouveau, posément : tout va bien. Après quelques itérations, elle découvrit avec un soulagement intense qu'elle se sentait mieux, à l'exception de ses vêtements qui lui collaient à la peau tant ils étaient trempés de sueur. Elle regarda Morgan, les yeux écarquillés de stupéfaction, et celle-ci lui sourit, une expression de joie et de compassion si pure que Claire en fut foudroyée, submergée par une réminiscence d'amour et de soin maternel. Elle respira comme un étudiant qui vient de trouver son nom sur la liste des reçus, et elle sourit à son tour. Des larmes lui vinrent. Deux ou trois jaillirent de ses yeux pour flotter vers Morgan, qui, comme une magicienne, fit apparaître un mouchoir en papier et les intercepta, avant de lui tendre le mouchoir. Claire l'utilisa pour se sécher les yeux et le front, se moucher aussi. Souriant toujours, Morgan lui dit : « Bienvenue dans l'espace ! » Elles se regardèrent et furent prises d'un bref fou rire. Claire comprit que sa vie venait de prendre un tournant fondamental. Elle en eut la confirmation dans l'heure qui suivit tandis que soudée par l'émerveillement au hublot, elle scrutait la Terre, ses nuages, ses continents, sa courbure bleue sur le noir absolu de l'espace.

Lorsqu'elles furent arrivées à la station orbitale, en attendant l'ouverture du vol pour la Lune, Morgan emmena Claire à la salle de bain, afin de lui enseigner les rudiments du passage aux toilettes et de la prise d'une douche en apesanteur. Claire en sortit changée et rafraîchie, elle se sentait une femme neuve, et ce bien-être inattendu la lassa pantoise. Maintenant qu'elle avait vaincu son malaise, l'apesanteur lui semblait une sensation aussi merveilleuse qu'elle avait des aspects étranges, comme la douche en microgravité, avec sa soufflerie pour capturer l'eau qui ne s'écoulait pas. Ensuite, elles passèrent de l'autre côté du décor, ce fut l'expression que Morgan utilisa. Elles purent vérifier que les sept colis de la cargaison pirate étaient en train d'être transférés dans le vaisseau sur lequel elles devaient embarquer. Ce fut aussi un test primordial pour leur tactique d'investigation. Sous le prétexte d'une inspection surprise, elles firent le tour complet de la plateforme logistique, visitèrent les aires dans lesquelles les colis étaient stockés dans des filets. On pouvait voir les minuscules robots manipulateurs qui s'accolaient délicatement aux paquets et les extrayaient par saccades stupéfiantes de vivacité, comme des crevettes d'acier et de plastique translucide, afin de les faire transiter à petite vitesse dans les couloirs tubulaires, sous l'impulsion de systoles d'air comprimé. Ensuite, elles regagnèrent la salle d'embarquement où Morgan proposa à Claire un cours de manœuvres et d'acrobaties en apesanteur. Claire, qui était agile et souple, apprit chaque item en un clin d'œil, si bien que Morgan lui annonça bientôt qu'elle lui décernait séance tenante son diplôme de baptême de l'espace. Alors, Claire, ravie, fit une grimace de petite écolière pimbêche. Et elles rirent. Afin de parfaire l'entraînement de Claire, Morgan lui proposa de tuer le temps en effectuant une visite de la station par les coursives extérieures. Une heure durant, elles voletèrent et pirouettèrent entre les gens affairés, et Claire riait comme une collégienne. Elle prit un plaisir mémorable, en enchaînant les saltos et les tonneaux, à frôler les robots et les androïdes, qui lui lançaient des « Pardon, je vous prie de m'excuser », contrits. Elles embarquèrent enfin pour la Lune. Le vaisseau de transit était très différent du StarWanderer. À l'intérieur, il était beaucoup plus spacieux. De l'extérieur, il ne ressemblait à rien de bien flatteur. Conçu pour ne jamais traverser la moindre atmosphère, l'aérodynamisme et les formes qui en découlent lui étaient étrangers. Il était composé de quatre tubes arrondis à leurs extrémités, qui formaient les zones pressurisées habitables, assemblés autour de sa propulsion plasmatique par des poutres de titane en treillis. Depuis le restaurant, on pouvait admirer les dégradés de couleur de la flamme de la propulsion, bleutée, transparente, féerique, contrainte dans une forme complexe par son confinement électromagnétique. Comme Claire lui posait des questions, Morgan commença à lui projeter des figures, à lui faire des croquis sur le fonctionnement de cette propulsion si efficace, silencieuse et esthétique, et Claire fut étonnée de découvrir qu'avec un professeur aussi calé que Morgan, elle retrouvait les rudiments de physique qu'elle avait cru oubliés depuis sa sortie du lycée. En plus, Morgan se mettait à raconter des anecdotes tirées de sa propre carrière de pilote sur ces engins, les pannes, les réparations, les tempêtes solaires, et Claire se trouva petit à petit estomaquée, non pas par l'expérience fantastique de sa compagne de voyage, mais par la révélation que l'épanouissement du caractère de Morgan venait de là et se traduisait par cette distance dans son regard : lorsque Morgan parlait des vaisseaux qu'elle avait menés au travers de l'espace, elle avait dans les yeux les distances et les vitesses, et au loin, toujours, les étoiles. Morgan avait connu l'époque héroïque où la Lune n'était pas autosuffisante et où des milliers de tonnes de fret devaient transiter chaque année pour tenir la colonie à bout de bras au-dessus de la limite de la survie. Morgan lui expliqua que, depuis, la Lune était devenue autonome en nourriture, en atmosphère et en eau, et que, dorénavant, les items les plus transportés étaient des machines et des pièces de haute technologie pour aider à poursuivre l'expansion des infrastructures souterraines. Pourtant, à chaque nouvelle personne qui rejoignait la colonie, il fallait apporter depuis la terre huit tonnes d'eau, car l'eau restait la matière première la plus difficile à extraire ou à produire sur la Lune. C'était à la fois énorme en coût, et aussi ridiculeusement petit : un cube d'eau de deux mètres de côté, pour faire vivre un être humain pour l'éternité ! Au total, le voyage vers la Lune s'avéra passionnant pour Claire. Aussi, il y eut des moments d'intimité où Claire put apprécier la présence chaleureuse et calme de Morgan, sans se demander si on essayait de lui faire du charme, ou peut-être en se le demandant, mais avec la conviction rassurante et renforcée jour après jour que ce n'était pas le cas.